Les chiffres n’ont pas d’odeur. Faisons le test : « Huit millions de personnes meurent chaque année à cause de nos déchets ». Qui a la nausée ? «Le sixième continent, une soupe de plastiques flottant au milieu l’océan Pacifique Nord, mesure plus de trois millions de km2, soit plusieurs fois la superficie de la France.» Qui suffoque ? « Plus de 12500 espèces animales sont menacées de disparaître de la surface de la Terre ». Qui a un haut le cœur ? Aussi révoltants soient-ils, ces chiffres que nous connaissons tous ne suffisent pas à nous prendre aux tripes.
A chaque fois que je tente de convaincre mes interlocuteurs de l’absurdité de notre modèle linéaire actuel et de l’urgence absolue d’en changer, j’aimerais leur faire sentir la véritable odeur de notre système de production de déchets. Car elle est insoutenable. Avec Raphaël Masvigner, mon associé, nous l’avons sentie à Dakar, dans la décharge à ciel ouvert de Mbeusse. Elle a envahi nos narines et s’est infiltrée dans nos poumons jusqu’à mettre nos sens en alerte maximale. Cette odeur-là ne s’oublie jamais. C’est un électrochoc.
Dans le taxi qui nous mène au Nord-Est de la capitale sénégalaise ce matin de juillet 2015, rien ne nous prépare à une telle agression olfactive. On peut très bien visualiser une décharge, mais on ne peut pas imaginer son odeur. Pendant le trajet, notre guide nous explique que cet ancien lac reçoit chaque jour 2000 tonnes de déchets de Dakar et que quelques trois mille chiffonniers y sont en charge du tri sélectif, directement au cul des camions. Cette visite est l’une des nombreuses étapes de notre tour du monde de l’économie circulaire, et nous sommes là pour comprendre comment cette organisation informelle, presque mafieuse, permet de valoriser près de 80% des déchets, soit un taux de valorisation très élevé. Plus on s’éloigne de la côte, plus le vent brûlant qui s’engouffre par les fenêtres ouvertes se charge en poussières et en gaz d’échappement, jusqu’à faire disparaître les effluves poissonneuses de l’océan. En s’approchant de la décharge, l’atmosphère s’alourdit de relents menaçants.
« D’une violence inouïe, une odeur putride attaque nos sens et ordonne à notre cerveau de fuir au plus vite ce lieu de désolation. »
A la sortie du taxi, l’air se fait soudain suffoquant. D’une violence inouïe, une odeur putride attaque nos sens et ordonne à notre cerveau de fuir au plus vite ce lieu de désolation. Autour de nous, les gens qui travaillent ici semblent ne rien remarquer. Nous devons nous forcer à ne pas obéir à notre réflexe de survie pour pénétrer dignement sur leur territoire. Au milieu de montagnes de déchets de six mètres de haut, chaque chiffonnier fait son tas, sous le regard du chef de l’association qui gère « officiellement » la décharge. Un tas de cannettes, un tas de plastiques, un tas de piles, un tas de fils de fer… Nous observons ce spectacle dans un état de sidération totale, en essayant de lutter contre l’irrépressible envie de vomir que provoque cette odeur de poubelle restée au soleil… puissance 1000.
Un quart d’heure plus tard, notre odorat semble pourtant vouloir nous offrir un répit, comme si notre corps tout entier s’engageait dans un formidable élan d’adaptation à son environnement. Des questions nous assaillent : quelle est l’espérance de vie de ces gens ? Où est passé le lac ? Dans quel état sont les nappes phréatiques ? Quelles espèces animales peuvent survivre dans ce paysage de cauchemar ? Mais le pire est encore à venir. Plus loin, une épaisse fumée noire s’élève dans le ciel.
Je n’oublierai jamais l’odeur de ce tas de pneus brûlés. Atrocement chimique, elle est surtout indescriptible. Plus tard, Raphaël dira qu’elle est lunaire, tant on ne peut pas imaginer que cette puanteur soit naturelle sur terre. Sournoise, elle me met KO debout en trois inspirations, malgré mes réflexes dérisoires pour protéger mon nez avec mes mains et ma manche. Face à une telle concentration de polluants, de plastiques fondus et de matière organique pourrie, mes sens m’ordonnent de prendre mes jambes à mon cou pour sauver ma peau. Si je la laisse s’imprégner trop longtemps dans mes alvéoles pulmonaires, j’imagine que des clignotants rouges vont s’allumer dans mon cerveau pour m’informer d’un risque élevé de mort imminente. Je savais que l’odorat était lié à notre instinct de survie, mais cette fois-ci il ne s’agit pas d’une simple fuite de gaz, mais d’une énorme claque qui ébranle ma conscience. L’odeur de la décharge de Mbeuss a été créée par les hommes. Elle est le produit de notre société de consommation actuelle qui exige d’acheter et de jeter à un rythme frénétique. Tous les jours, elle fait vivre un enfer aux trois mille Sénégalais qui travaillent dans la décharge. Cette odeur ne doit plus jamais exister.
Les déchets ne devraient d’ailleurs jamais atterrir dans une décharge. Comme on l’entend souvent, un déchet est une ressource au mauvais endroit. Dans une décharge, il pollue l’air, les sols et les nappes phréatiques, il met en péril la diversité des espèces animales et l’équilibre des écosystèmes et il génère une pollution qui a des conséquences dramatiques sur notre santé. Bien utilisé, un déchet peut aussi se transformer en or. Après avoir passé un an et demi à aller à la rencontre de 150 start-ups de l’économie circulaire sur les cinq continents, nous pouvons affirmer que les solutions existent, et elles sont nombreuses. C’est pourquoi nous avons créé en 2017 Circul’R, une entreprise sociale qui vise à construire le premier réseau mondial des start-ups de l’économie circulaire afin d’accélérer la transition vers un nouveau modèle, où rien ne se perd et tout se transforme. A travers des actions de sensibilisation et des initiatives concrètes qui permettent aux grands groupes de mettre en œuvre les solutions existantes, nous nous engageons pour que plus personne ne puisse sentir l’odeur de la décharge de Mbeuss. Jamais.
Jules Coignard, co-fondateur de Circul’R
Propos recueillis par Sonia Buchard
Après un diplôme à la Toulouse Business School, Jules a rejoint Airbus Group pendant 3 ans en France puis au Mexique. Passionné par les océans, il décide en 2015 de s’engager dans la réduction des déchets et part avec Raphaël Masvigner faire un tour du monde à la recherche de solutions pour passer d’un modèle économique linéaire (prendre-consommer-jeter) à une économie circulaire, respectueuse de l’homme et de la planète. A leur retour, les deux acolytes décident de créer Circul’R pour promouvoir l’économie circulaire à travers le monde. Depuis, ils mettent en relation les start-ups innovantes avec les entreprises pour imaginer les solutions de demain.
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Crédits photo : Jules Coignard