Et si un parfum pouvait vous faire perdre la tête ? Peut-on tomber amoureux d’une odeur, à en perdre complètement la raison ? Plus fou encore, se fourvoyer pour une odeur aussi commune que celle de la vanille ? Voilà un thème bien proustien, un héros tombe amoureux d’une femme qui n’était pas son genre. La vanille n’était pas mon genre non plus, cette note sucrée m’évoquait les évocations universelles de la gousse ; des souvenirs d’enfance régressifs et gourmands : le lait maternel, un flan préparé par une grand-mère, une glace mangée à même le pot un soir d’été. Comment décrire une odeur aussi banale ? En fonction des provenances, je lui donnais des nuances épicées, clou de girofle, parfois animales, cuir, musquées… Mais ça, c’était avant la découverte de Tahaa… C’est avec toutes ces images doucereuses en tête que j’atterris en Polynésie où un nouvel imaginaire allait se mettre en place.
« Les îles sous le vent », ce nom m’a toujours fait rêver, comme le cadre surréaliste d’un tableau de Dali. Quelque part perdu dans le Pacifique, un petit archipel est connu pour ses vanilleraies à la qualité exceptionnelle. L’île de Tahaa s’est depuis longtemps spécialisée dans le commerce de la gousse, même si toutes ses îles sœurs en produisent. Il semblerait qu’elles se soient réparti les spécialités naturellement : pour Bora Bora ce sont les jeunes mariés en quête de lagons turquoises, à Huahine l’authenticité et les criques encore sauvages, Reatea l’île sacrée, et Tahaa la vanille.
« Vanille, douce effluve sucrée, je te sens dès le matin : une gelée de goyave aromatisée à la gousse égaye le petit déjeuner, comme un clin d’œil à la journée qui nous attend »
Théodore vient nous chercher en bateau. Cheveux blancs, peau marquée par le soleil et la mer, le vieil homme est l’heureux propriétaire d’une modeste pension sur un motu, îlot près de Tahaa, nous y passons quelques jours. Le soleil s’est déjà couché, nous ne distinguons rien de la beauté qui nous entoure. Ce n’est que le le lendemain que le décor apparaît : une petite plage léchée par les timides vaguelettes d’une eau turquoise. Quel son étrange que celui d’un lagon ! Le silence de la plage et le vacarme des vagues au loin : à quelques centaines de mètres, le Pacifique se déchaîne sur la barrière de corail. Le vent s’est levé et balaie les nuages de la saison des pluies qui finit. Devant la terrasse du bungalow à quelques encablures flotte un petit motu couvert de cocotiers, minuscule bout de paradis oublié.
Vanille, douce effluve sucrée, je te sens dès le matin : une gelée de goyave aromatisée à la gousse égaye le petit déjeuner, comme un clin d’œil à la journée qui nous attend. Nous allons visiter l’île principale et ses vanilleraies. La gousse d’ici est ronde, peu épicée, et dépourvue des notes animales de ses cousines de Madagascar ou du Mexique. Amandée et poudrée, elle rappelle la douceur de la langue tahitienne et ses R roulés, ou la sensualité d’une femme qui danse le tamuré. Une odeur chaude et enveloppante nous accueille. Les gousses sont en train de sécher, elles devront ensuite « suer » dans un linge pour se charger en vanilline. La phase de maturation qui lui donne cette teinte brune est importante, et justifie son prix : la gousse ne peut se fendre si l’humidité n’est pas bonne, ou brunir sans gagner en arôme. Un après-midi me permet de comprendre toutes les étapes, de la fleur à la gousse, et le travail quasi chirurgical des « marieuses ». Les plants ont été importés sans leurs insectes pollinisateurs, c’est donc à la main que les femmes perpétuent le geste qui permet de les fructifier. Quel travail quotidien pour obtenir la précieuse épice !
« Si les chiens peuvent dormir à l’ombre de l’eau dans un tableau de Dali, pourquoi ne pourrais-je pas vivre sur une île sous le vent ? Je pourrais planter de la vanille et sentir son parfum envoûtant toute l’année ? »
Une fleur de tiaré sur l’oreille, Théodore nous attend au bateau pour retourner à la pension.
– « Vous savez que le motu est à vendre ? » me dit-il, alors que j’observais le petit territoire aux cocotiers en face de notre bungalow. « Le motu… et aussi une parcelle d’une vingtaine d’hectares sur Tahaa ».
-« A vendre ? avec une parcelle agricole ? Combien ? »
Un prix est certes important mais pas exorbitant… En quelques secondes, la machine à calculer se met en marche, le cerveau s’active… Si les chiens peuvent dormir à l’ombre de l’eau dans un tableau de Dali, pourquoi ne pourrais-je pas vivre sur une île sous le vent ? Je pourrais planter de la vanille et sentir son parfum envoûtant toute l’année ? Une vingtaine d’hectares, à raison de 3 mètres par plant, combien de kilos de gousses cela fait-il, sachant qu’elles réduisent de plus de 50% en séchant ? La vanille de Madagascar coûte si cher, cela pourrait vite rapporter. Pour sécuriser le revenu, il faudrait planter d’autres arbres : citronniers, pamplemoussiers, bananiers ? Je m’emballe… En vendant l’appartement de Paris, on pourrait acheter les deux lots et faire construire une villa sur le Motu. J’imagine déjà la pension spécialisée : » Au menu ce soir : poisson à la vanille, rhum arrangé ». Et si, entre deux plongées, il me reste du temps : je développerai un bar a monoï, des ateliers parfum autour de l’accord oriental. Les couples argentés de Bora Bora viendraient par bateau acheter mon brin de vanille et immortaliser leur amour en créations aphrodisiaques…. J’apprendrais le tamuré, je me vêtirai de paréo toute l’année ! Adieu la grisaille parisienne ; la concurrence, le stress seront de l’histoire ancienne…
« Moi aussi, j’en ai planté de la vanille », me confie Théodore le lendemain. « 400 plants, j’ai tout perdu. Ils ont été mangés par des chèvres. Ici, c’est difficile de surveiller les plants, il faut être sur place…
« Et tu n’as jamais essayé de replanter ? » « Non, c’est trop dur… »
Notre hôte nous ramène à l’embarcadère. Je regarde le motu s’éloigner et j’imagine les gousses de vanille en train de sécher quelque part sur ma parcelle.
La Polynésie est un rêve qui ne peut durer une vie.
J’ai gardé avec moi quelques brins pour ensoleiller ma cuisine, ou réchauffer un rhum utile un soir d’hiver. A Paris, loin des eaux turquoises et des cocotiers de carte postale, est-ce que son pouvoir opèrera autant ?
Et si ?…
Aurélie Dematons
Diplômée d’une prestigieuse école de commerce et formée à la création de parfums, Aurélie Dematons associe une expertise marketing et une parfaite connaissance technique de la parfumerie fine avec 17 années d’expérience dans la création de produits d’hygiène beauté chez Coty, la formation olfactive et la conception d’identités olfactives. Professeur à l’Ecole Supérieure du Parfum, elle est aussi rédactrice de dossiers techniques pour Cosmétique Magazine et Expression Cosmétique. En 2010, elle fonde le Musc & la Plume, un laboratoire d’idées qui intervient dans tous les secteurs de l’olfaction.